Marketing et activisme sociopolitique des entreprises

From MARKETING POUR UNE SOCIETE RESPONSABLE
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Julien BOUILLÉ

L’objectif de cette contribution est d’exposer le phénomène d’activisme sociopolitique des entreprises, une forme de militantisme consistant à ce qu’une firme se positionne clairement et publiquement sur des sujets sociétaux clivant l’opinion. Après avoir tracé les contours de cet activisme, nous présentons son contexte d’émergence, son potentiel de développement ainsi que ses implications aux plans marketing et managérial.

L’activisme sociopolitique des entreprises : définitions et illustrations du phénomène

L’activisme sociopolitique des entreprises (ou CSA pour Corporate Sociopolitical Activism en anglais) concerne l’ensemble des actions menées par une entreprise pour manifester publiquement une prise de position sur un sujet de société clivant (Bhagwat et al., 2020). Le parti pris adopté par l’entreprise peut se révéler soit en faveur d’une cause (logique de soutien, de lutte « pour »), soit en opposition à celle-ci (logique de défiance, de lutte « contre »). La spécificité de ce type d’engagement est double. D’une part, il se fonde sur des divergences d’opinions, des tensions voire des hostilités très fortes, lesquelles sont susceptibles de créer une cassure avec les publics auxquels l’entreprise s’adresse. Et d’autre part, ce type d’engagement présente un haut niveau de risque, tout à la fois marketing, managérial et financier.

Les diverses formes d’activisme sociopolitique des entreprises

Les manières, pour une entreprise, de se positionner ouvertement et concrètement sur des sujets de société controversés sont légion. Il y a quasiment autant de moyens d’expression de ce positionnement que de leviers marketing dits « classiques ».

  • Le plus évident, le plus intuitif, est celui de la communication corporate. A travers la diffusion de discours institutionnels visant à promouvoir l’entreprise comme un acteur de la Cité, la communication corporate permet d’affirmer des convictions sociopolitiques auprès d’un large spectre de parties prenantes. Cette communication constitue un puissant vecteur de construction d’une identité politique pour l’entreprise.
  • Un deuxième levier concentre les éléments du marketing de la marque (branding). Une entreprise peut ainsi axer la philosophie de son marketing de contenus, l’esprit de son marketing relationnel ou encore sa personnalité de marque autour d’éléments fondamentalement partisans. Tout dépend de la relation qu’elle souhaite nouer avec ses publics qui, de plus en plus, se regroupent en communautés d’intérêt, de pratiques ou de valeurs au sein des réseaux socionumériques.

S’agit-il de construire une image lisse, consensuelle, susceptible de s’adapter aux visions très hétérogènes de la société qu’ont les nombreuses parties prenantes de l’entreprise ? Ou bien s’agit-il, au contraire, d’offrir un visage plus engagé, en phase avec les attentes « morales » croissantes des citoyens, quitte à ce que ce visage heurte la sensibilité politique de certains publics-clés de l’entreprise (voir infra) ?

  • Une autre modalité de cet engagement militant consiste à concevoir des produits-services ad hoc matérialisant la prise de position de l’entreprise. Dans ce cas, la proposition de valeur délivrée aux consommateurs s’avère principalement symbolique. Les attributs extrinsèques politiques de l’offre sont mis en exergue et reliés aux débats de société clivant l’opinion publique. Consommer de telles offres revient avant tout à consommer des signifiants sociopolitiques, sinon même des « marqueurs » militants.

Cet activisme des entreprises procède soit de motivations pro-actives, soit de motivations réactives (Eilert et Nappier Cherup, 2020).

  1. Dans le premier cas, la démonstration publique d’un esprit partisan relève d’un choix stratégique. Celui-ci manifeste la volonté de l’entreprise de se construire une identité sociopolitique. Le positionnement « militant » de l’entreprise est ici anticipé, pensé, organisé et assumé, sur un horizon temporel de moyen/long terme.
  2. Dans le second cas, l’entreprise se positionne en réaction à des sollicitations ou à des pressions émanant de la société civile (ex : associations militantes, groupements de consommateurs, collectifs citoyens, etc.). Le positionnement sociopolitique de la firme est alors improvisé car « en réaction » à une interpellation citoyenne. L’engagement se montre, en ce cas, très contextuel, souvent ponctuel, et tenant davantage d’une posture tactique de court terme, voire d’un certain opportuniste (cf. infra encadré « débat »), que d’une réelle orientation stratégique.

De multiples sujets de controverse sur lesquels se positionner

Les sujets de controverse sur lesquels les entreprises décident - ou se voient contraintes - de se positionner sont multiples.

Au plan le plus général, il peut s’agir de sujets liés : à la défense de libertés humaines ou animales, à des enjeux de justice sociale, à des luttes contre des discriminations de populations fragilisées, ou bien encore, à la promotion de politiques publiques considérées comme socialement progressistes ou, au contraire, conservatrices.

Parmi les sujets sociopolitiques ayant clivé l’opinion et servi de causes militantes aux entreprises ces deux dernières décennies, citons : le mouvement mondial Black Lives Matter en 2020, la question de la neutralité du Net depuis le milieu des années 2000, l’octroi de droits civiques supplémentaires aux personnes LGBTQIA+ en Europe au cours des années 2010 (notamment en France en 2012-2013), la lutte contre les abus sexuels via les réseaux sociaux et la popularisation de hashtags comme #MeToo ou #BalanceTonPorc depuis 2017, ou encore, les débats récurrents sur le maintien du 2e amendement de la Constitution des États-Unis garantissant à tout citoyen américain le droit de détenir une arme à feu. La liste est bien entendu non-exhaustive.

Le dernier aspect formel de cet activisme sociopolitique des entreprises réside dans son incarnation. Qui supporte, qui endosse et qui diffuse le point de vue partisan de l’entreprise ? Le champ des possibles est vaste et mobilise différentes figures de l’entreprise, allant du PDG/CEO (Chief Executive Officer) aux salariés de la firme, en passant par les égéries de la marque ou ses influenceurs sur les réseaux sociaux (i.e. ceux avec lesquels les partenariats sont clairement affichés et connus des consommateurs).

Quelques exemples d’activisme sociopolitique des entreprises

Les exemples d’activisme sociopolitique mené par des entreprises se sont multipliés ces dernières années (Klostermann et al., 2021). Aux Etats-Unis, le mouvement Black Lives Matter a engendré des prises de position militantes de la part de firmes comme Twitter, Coca-Cola, Netflix, Nike ou Adidas. Ces prises de position ont été parfois portées par les CEO eux-mêmes : ce fut le cas de Dara Khosrowshahi, CEO d’Uber, par exemple. A défaut, ce sont des personnes importantes de l’entreprise qui se sont exprimées publiquement. Ainsi, Olivier Rousteing a-t-il posté une tribune pro-Black Lives Matter en sa qualité de directeur artistique de la Maison Balmain. Sujet hautement polémique outre-Atlantique, la question du contrôle des armes à feu a entraîné des prises de position tranchées venant du monde des affaires. Là aussi, de hauts dirigeants comme Doug McMillon, CEO de Wal-Mart, se sont emparés de ces sujets sur le registre du militantisme sociopolitique, en interpellant directement les pouvoirs publics. De la même manière, une cinquantaine d’entreprises américaines, dont Patagonia, Ben&Jerry’s, Capgemini ou Lyft, ont manifesté publiquement leur opposition aux lois anti-avortement du Texas à l’automne 2021. Elles ont mis en cause les autorités texanes en dénonçant des dispositions réglementaires discriminatoires et potentiellement dangereuses pour la santé.

Par-delà les paroles, les discours et les tribunes, des actions effectives sont souvent engagées par les marques. La chaîne de restauration rapide Chipotle a par exemple interdit le port d’armes à feu légales dans ses restaurants, répondant en cela à une pétition d’un collectif de mères inquiètes de la libre circulation de ces armes dans des lieux fréquentés par les familles. Les actions peuvent être à la fois très symboliques, à l’instar d’Amazon qui a décidé de retirer le drapeau confédéré de ses sites web, et très concrètes au plan marketing, à l’image de la marque Doritos qui a développé une gamme de chips aux couleurs de l’arc-en-ciel, clin d’œil à l’étendard de la communauté LGBTQIA+ (Bhagwat et al., 2020). Pour la marque du groupe PespsiCo, c’était aussi une manière d’apporter un soutien, indirect mais public, aux personnes promouvant une diversité sexuelle et de genre. Les positions ne sont pas toujours « progressistes » ou considérées comme telles. Elles peuvent pareillement s’ancrer dans une forme de conservatisme social. La marque de fast-food américaine spécialisée dans le poulet, Chick-fil-A, est à ce titre connue pour faire des dons monétaires à des associations caritatives hostiles au mariage de personnes de même sexe.

En France, on observe également un développement de l’activisme sociopolitique des entreprises. Fin 2020, l’enseigne de sports et de loisirs Decathlon a choisi de retirer tous ses spots publicitaires TV de la chaîne d’information en continu CNews en raison de la ligne éditoriale de celle-ci, jugée contraire aux valeurs portées par la marque. Cette décision n’a pas manqué de créer une polémique sur les réseaux sociaux : d’aucuns saluant l’éthique d’une enseigne engagée via le hashtag #MerciDecathlon, tandis que d’autres appelaient à boycotter une marque méprisant la liberté d’expression et le pluralisme d’opinions (#BoycottDecathlon). Autre cas : le magazine hebdomadaire féminin ELLE a annoncé en décembre 2021 exclure toute image de fourrure animale de ses éditions print et numérique afin de mettre en avant une mode plus humaine et respectueuse de la cause animale. Citons enfin, sur un autre sujet, les groupes Canal Plus et 3F qui ont recours à l’écriture inclusive dans un souci militant de faire progresser l’égalité hommes-femmes au sein de leurs entreprises et, plus largement, du monde professionnel.

Contextes d’émergence et de développement de l’activisme sociopolitique des entreprises

Contextes sociopolitique et socioculturel

L’idée selon laquelle la politique déserte le champ politique pour investir le champ économique progresse dans l’opinion (Dalton, 2017 ; Weber et al., 2021). Les croyances en ce que les dirigeants politiques disposeraient de moins en moins de pouvoirs (et les acteurs économiques, a contrario, de plus en plus) se consolident, et particulièrement dans l’esprit des consommateurs (Copeland et Boulianne, 2020). Par conséquent, les attentes « politiques » de ceux-ci à l’égard des entreprises augmentent, concrétisant un transfert progressif de la chose politique au monde marchand. Ainsi, les entreprises se retrouvent-elles à devoir s’engager sur des sujets de société fortement politisés. Elles doivent formuler un avis tranché sur ces sujets mais pas seulement. Elles doivent parfois se placer aux avant-postes des transformations sociopolitiques souhaitées par certaines de leurs parties prenantes, en proposant des solutions effectives. Il ne s’agit plus uniquement de s’exprimer, il revient aussi aux firmes d’assumer la charge d’enjeux sociétaux - et donc de questions politiques - à travers leurs activités économiques et managériales.

Cette situation découle également d’une politisation croissante de l’espace public. Une politisation que l’on observe principalement dans les sphères économiques (par ex : mutation de la RSE sur des thèmes politisés), médiatiques (par ex : essor de la presse dite « d’opinion ») ou culturelles de la société (par ex : multiplication des productions artistiques qualifiées de politiquement « engagées »). A cette politisation de l’espace public s’ajoute un mouvement de polarisation du débat public. Ce mouvement traduit le fossé idéologique grandissant qui se creuse dans les populations (Lelkes, 2016). Il est amplifié par des orientations politiques qui (re-)deviennent beaucoup plus saillantes et radicales dans l’opinion. Les diverses perceptions et croyances normatives sur la société, sur ce qu’elle est ou devrait être, tendent à se cristalliser, à se fragmenter et surtout à s’écarter les unes des autres. Les cultures politiques, les imaginaires militants, essaiment dans le champ de la consommation, influençant de fait les jugements que les consommateurs portent sur l’engagement sociopolitique des marques (Weber et al., 2021).

C’est dans ce contexte socioculturel de polarisation politique exacerbée que les entreprises déploient leurs actions militantes. Un déploiement qui apparaît stratégique tant il doit répondre aux mutations politiques récentes des environnements managériaux et marketing dans lesquels évoluent les firmes (Bhagwat et al., 2020).

Contexte managérial et marketing

La polarisation politique de la société a deux principales répercussions sur le contexte marketing général. La première est qu’elle renforce la politisation des marchés et des offres commerciales. Les marchés de biens et de services s’avèrent en effet, et plus que jamais, des lieux d’expression politique – cf., notamment, et relativement à ce sujet, les travaux originels de Micheletti (2003), et ceux plus récents de Copeland (2014), sur le consumérisme politique. La seconde tient à ce que les choix de consommation soient davantage influencés par des dimensions politiques. Des travaux menés ces dernières années en marketing montrent ainsi l’effet catalyseur de la polarisation politique sur les prises de décision du consommateur, que ce soit en matière d’achat durable (Kidwell et al., 2013), de recherche de variétés dans les offres (Fernandes et Mandel, 2014), de réclamations faites aux marques (Jung et al., 2017) ou bien d’importance accordée aux enjeux de différenciation sociale ou culturelle via la consommation (Ordabayeva et Fernandes, 2018).

La saillance des controverses sociopolitiques dans le débat public impacte indirectement le regard que les consommateurs posent sur les marques. De quelle manière ? Tout d’abord, certains consommateurs ont tendance à assigner une identité politique aux marques, y compris celles s’efforçant d’agir de façon apolitique (Jung et Mittal, 2020). Ensuite, les consommateurs les plus militants formulent des attentes fortes en matière d’engagement sociopolitique des entreprises (Bravo et Lee, 2019) : celles-ci occupant une place centrale dans la société, elles sont estimées devoir encourager – ou freiner, c’est selon - des changements sociaux. Comme suggéré précédemment, les marques deviennent alors des « marqueurs » de cet engagement sociopolitique des entreprises aux yeux des consommateurs. De ce fait, l’achat de ces marques-là permet aux consommateurs qui le désirent d’afficher une consommation « politisée », reflet de leur identité politique personnelle (Hydock et al., 2020).

Tout ceci crée des conditions favorables au développement du Corporate Sociopolitical Activism. Les entreprises ont bien conscience que la polarisation politique les conduit inéluctablement à intégrer, dans leurs pratiques managériales, la question de leur propre positionnement politique. En effet, la polarisation politique augmente le risque que les entreprises soient perçues comme déconnectées de la réalité, voire socialement irresponsables, si elles ne s’engagent pas sur des enjeux de société controversés (Weber et al.,2021). L’activisme sociopolitique des entreprises apparait donc comme un élément nouveau du contexte managérial global, se plaçant aux côtés des programmes de RSE et des actions de lobbying, dont il se distingue assez nettement. En raison de son caractère public, cet activisme des entreprises se différencie du lobbying, pour lequel les mécaniques d’influence et les modes d’action se tiennent en coulisses, de manière plus opaque (Lawton et al., 2013 ; Lux et al., 2011). S’agissant de la RSE, la différence majeure réside dans le caractère hautement partisan du Corporate Sociopolitical Activism (Baghwat et al., 2020 ; Mishra et Modi, 2016). C’est d’ailleurs sur ce point que ce militantisme présente un certain nombre de risques managériaux susceptibles de limiter les opportunités marketing qu’il ouvre pourtant aux entreprises.

Incidences de l’activisme sociopolitique pour les entreprises

Incidences marketing

Dans nombre de cas, les firmes ont, d’un point de vue marketing, intérêt à se saisir des attentes politiques et morales des consommateurs, même les plus sectaires. Au niveau du marketing stratégique, la polarisation politique du débat public peut en effet nourrir la segmentation des marchés (Jost, 2017 ; Weber et al., 2021). Des variables liées à l’identité politique des consommateurs, à leur orientation idéologique ou à leurs systèmes de valeurs politiques sont à reconsidérer afin d’être mobilisées en tant que critères de segmentation marketing. Ce d’autant plus que ces variables « politiques » peuvent être facilement reliées à d’autres facteurs pertinents (par ex : géographiques, sociodémographiques, psychologiques) dans le cadre d’une segmentation multicritères (Mason, 2016 ; Weber et al. 2021). Par extension, les entreprises peuvent cibler explicitement des segments de consommateurs politisés. Elles doivent alors mettre en exergue des attributs politiques de leurs offres ou bien des bénéfices produits valorisés par ces consommateurs politisés. Les démarches militantes des entreprises concourent à ce mouvement de politisation du marketing stratégique. Ainsi, le Corporate Sociopolitical Activism sert-il à construire un positionnement marketing dont l’un des axes de différenciation repose sur l’affirmation d’un parti pris politique de la marque.

La stratégie de marque peut d’ailleurs s’articuler autour de prises de position clivantes de la firme (Schmidt et al., 2021). Soit parce qu’il est attendu que l’entreprise se positionne au regard de son activité ou de son histoire, soit parce que l’entreprise souhaite renforcer la relation qu’elle entretient avec ses consommateurs par ce biais militant. Dans ce second cas, l’objectif poursuivi par l’entreprise consiste à tirer parti de la politisation des consommateurs pour faire du CSA un outil de marketing relationnel. Il s’agit notamment de consolider la connexion des consommateurs à la marque par les positions militantes prises publiquement. Les consommateurs se reconnaissent dans la marque parce qu’elle épouse les mêmes points de vue qu’eux sur toute une série de controverses. Cette correspondance perçue peut être, par exemple, entretenue par un community management ou un marketing de contenus spécifiques.

Une telle stratégie de marque suppose de connaitre assez finement le profil politique des consommateurs (Weber et al., 2021) : qui sont-ils, que pensent-ils ? Quelle est leur orientation politique ? Quel est le degré de radicalité de leur pensée politique ? Ont-ils une affiliation explicite à un courant ou à un parti politique ? Quelle est leur évaluation des acteurs politiques traditionnels ? Pour répondre à ces diverses questions, la mise en œuvre d’outils de veille – notamment de veille digitale comme le social listening – peut se révéler pertinent. Ce travail de profilage « politique » des consommateurs apparaît incontournable tant les risques marketing associés au CSA sont parfois élevés.

Les actions militantes des entreprises génèrent en effet des réactions hostiles chez les consommateurs – voire chez les clients – ayant des positions opposées à celle de la marque (Bhagwat et al., 2020 ; Schmidt et al., 2021). Ceux-ci peuvent se sentir mis à l’écart par l’activisme de l’entreprise et décider en conséquence d’interrompre leur relation avec elle. Le CSA présente ainsi un risque d’exclusion très fort à même d’enclencher une mécanique d’attrition chez les clients. Une entreprise ambitionnant de se lancer dans un activisme sociopolitique devrait donc, au préalable, examiner l’homogénéité ou non de sa clientèle au regard de variables politiques (celles évoquées précédemment par exemple). Si les clients sont globalement homogènes quant à leurs orientations politiques, alors le déploiement d’un CSA correspondant à ces orientations fait sens. Toute autre configuration s’avère risquée. Et ce qui vaut pour les consommateurs et les clients, vaut aussi pour les autres parties prenantes de l’entreprise.

Incidences managériales et financières

Une firme ne s’engage pas seule sur la voie du CSA, elle engage aussi ses parties prenantes les plus proches parmi lesquelles ses salariés, ses collaborateurs et ses investisseurs. Le risque de voir ces parties prenantes ne pas adhérer aux actions militantes de l’entreprise est réel. Pour les salariés, le raisonnement est analogue à celui suivi pour les consommateurs : dans quelle mesure l’activisme sociopolitique s’écarte de leur identité politique ? Si l’écart est trop significatif, le risque d’un écho négatif chez eux est élevé (Bhagwat et al., 2020). Peu souhaitable car l’un des objectifs du CSA vise justement à renforcer le sentiment d’appartenance organisationnelle des employés – c’est-à-dire que ceux-ci se sentent fiers de travailler pour une entreprise défendant des positions en phase avec leurs valeurs. Aussi, quand l’activisme des entreprises rencontre les opinions partisanes de ses collaborateurs internes, il se dévoile sous un autre aspect : celui d’un puissant outil de marketing RH au service de la valorisation de la marque-employeur.

Pour les investisseurs, la performance du CSA va dépendre essentiellement de sa configuration, que l’on peut appréhender à travers quelques questionnements-clés (Bhagwat et al., 2020). D’abord, l’entreprise a-t-elle pris en considération les profils politiques de ses diverses parties prenantes ? Ces profils se recoupent-ils a minima ? Si ce n’est le cas alors les investisseurs se montreront probablement réservés quant aux actions militantes de la firme, celles-ci risquant en effet de créer une fracture avec certaines parties prenantes. Ensuite, la position adoptée par l’entreprise sur le sujet controversé est-elle marginale ou bien s’inscrit-elle dans un mouvement global impliquant d’autres firmes ? Le fait qu’une entreprise n’agisse pas de façon isolée est plutôt de nature à rassurer les investisseurs. Enfin, la position de l’entreprise se place-t-elle à rebours (ou non) des orientations politiques retenues par les pouvoirs publics ? Et cette position s’exprime-t-elle seulement par des déclarations ou aussi par des actes ? A mesure que l’entreprise prendrait ses distances vis-à-vis des pouvoirs publics, notamment par des actes militants controversés, la méfiance des marchés financiers grandirait.

S’il semble encore difficile d’établir un lien clair entre l’implémentation du CSA et sa performance financière (Maks-Solomon, 2020), au vu de la récence du phénomène, quelques tendances se dégagent néanmoins. L’alignement des valeurs sociopolitiques de la firme avec celles de ses principales parties prenantes apparaît comme une condition sine qua non au succès « financier » du CSA (Bhagwat et al., 2020 ; Schmidt et al., 2021). La nécessité d’asseoir le CSA sur des principes de performance économique aussi. Les marchés financiers y seraient très sensibles. Un CSA qui ne s’appuierait que sur des principes moraux, sans perspectives anticipées de retombées économiques, s’avérerait, du point de vue des investisseurs, comme hautement risqué (Bhagwat et al., 2020).

Cette évaluation faite du CSA, propre aux investisseurs, détonne quelque peu des critiques classiquement adressées aux entreprises s’adonnant à ce type d’activisme. Des critiques qui tournent autour du caractère possiblement opportuniste du CSA et virent parfois au procès en sincérité fait aux marques (Mirzaei et al., 2022). L’activisme sociopolitique des entreprises est-il avant tout une démarche intéressée, gouvernée par des considérations marketing ? Telle est la question que nous soulevons dans l’encadré « débat » ci-après.

DEBAT : L'engagement sociopolitique des entreprises relève-t-il d’un pur opportunisme marketing ?

Les intentions réellement poursuivies par une entreprise à travers un activisme sociopolitique peuvent faire débat. Le soutien que les entreprises apportent à des causes clivantes est-il sincère ? Les positions politiques que les entreprises adoptent sont-elles surtout des postures marketing ? S’agit-il pour elles de tirer bénéfice des controverses autour d’un sujet de société ? Ou, au contraire, cet activisme correspond-il à des convictions profondes de la marque, à des valeurs qu’elle souhaite sincèrement défendre ?

Les marques éprouvent, semble-t-il, des difficultés à convaincre de l’authenticité de leur démarche militante (Mirzaei et al., 2022). Est-ce parce qu’elles restent in fine associées à des enjeux premiers de profitabilité que les entreprises peinent à légitimer leur CSA ? Sans prétendre à répondre de manière définitive à cette question, ni même à épuiser les réflexions sur le sujet, nous listons ci-après quelques arguments soutenant que l’activisme sociopolitique des entreprises est (vs. n’est pas) une pratique marketing opportuniste.

OUI, l’activisme sociopolitique des entreprises est un opportunisme marketing

  • En tant que fonction motrice des entreprises privées capitalistes, le marketing n’aurait pas pour mission prioritaire d’être sociétal. Si le marketing vient au soutien de l’activisme sociopolitique de l’entreprise, c’est parce que ces actions militantes peuvent engendrer d’importantes retombées commerciales, financières et réputationnelles. Le CSA sert donc, de façon opportune, les intérêts marketing de la firme.
  • Le marketing est, en un sens, le reflet de la société, de ses aspirations politiques, de ses doutes, de ses critiques, de ses excès. Le CSA peut être vu comme un levier de récupération marchande de la polarisation politique de la société.
  • L’enjeu marketing du CSA consiste à intégrer des préoccupations sociétales saillantes à des fins d’image de marque. La firme doit se faire l’écho de ces préoccupations, qu’importe qu’elle souscrive fondamentalement à la position qu’elle défend publiquement. Il y aurait un coût d’opportunité marketing substantiel à ne pas adopter une posture militante. Il s’agit néanmoins d’un jeu dangereux. Par exemple, certaines entreprises (e.g. Adidas) ayant pris opportunément position pour des causes estimées très progressistes (mais aussi très contestées – e.g., défendre la mise en œuvre de discriminations positives à l’embauche, dénoncer des violences policières) se sont vues taxer de wokewashing - en référence au greenwashing (Dowell et Jackson, 2020).

D’autres enseignes, comme Amazon ou AirBnb, ont été la cible de vives critiques lors du mouvement Black Lives Matter en 2020-2021. De nombreux procès en hypocrisie et en illégitimité leur ont été faits. Le grief principal portait sur l’écart entre, d’un côté, des discours publics adoptant une posture pro-Black Lives Matter, et de l’autre, des pratiques commerciales à rebours d’une lutte effective contre les discriminations faites aux populations afro-américaines aux USA. Des collectifs citoyens se sont ainsi insurgé du fait qu’Amazon prenne position – ou plus exactement adopte une posture, selon eux – contre le racisme systémique à l’égard des personnes afro-américaines alors même que l’entreprise de J. Bezos avait vendu son logiciel de reconnaissance faciale, nommé Rekognition, aux forces de police quelques années auparavant[1]. Un logiciel suspecté de servir des techniques de profilage racial et de creuser, de fait, de fortes inégalités au sein du système de justice criminelle américain. Quant à AirBnb, c’est sa contribution à la gentrification de certains quartiers historiquement habités - et culturellement animés - par des populations afro-américaines précaires qui a généré un flot de critiques[2].

NON, l’activisme sociopolitique des entreprises n’est pas un opportunisme marketing

  • Des marques sont historiquement engagées sur des sujets de société clivants. Leurs actions de CSA relèvent d’une longue tradition d’intervention dans le débat public. C’est le cas de M.A.C Cosmetics, filiale du groupe Estée Lauder, qui travaille depuis quinze ans avec l’association à but non lucratif Planned Parenthood à la promotion de sujets sensibles en matière de santé reproductive (e.g., planification familiale, PMA, démocratisation de l’éducation sexuelle à travers le Monde, etc.). De la même façon, une entreprise opérant dans un secteur concerné par une controverse publique peut être interpellée et amenée à se positionner. Dans l’une comme l’autre des situations, on ne saurait considérer le CSA comme tenant d’un opportunisme marketing.
  • Le CSA est une réponse (sincère !) aux changements sociopolitiques demandés par les parties prenantes. Le CSA matérialise une vision évolutive du marketing. Le marketing n’est plus seulement une fonction de l’entreprise au service d’une stratégie marchande. C’est aussi une fonction s’adaptant aux mutations sociopolitiques que l’entreprise souhaite initier ou accompagner, et cela sans avoir nécessairement d’arrière-pensées commerciales.
  • Le CSA est symptomatique de la délégation partielle d’enjeux sociopolitiques au monde économique. Davantage qu’un opportunisme marketing, l’essor du CSA montre que les entreprises s’emparent de cette délégation. Mieux, elles assument, par cet activisme, une nouvelle forme de volontarisme sociopolitique qui émanerait de la sphère privée et non de la sphère publique. Ainsi, par exemple, de certaines organisations ou entreprises du secteur de l’Economie Sociale et Solidaire qui prônent et portent, avec conviction et volontarisme, des actions en faveur de l’inclusivité (e.g., La MAIF).

Références

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[1] Cf. https://www.theguardian.com/technology/2020/jun/09/amazon-black-lives-matter-police-ring-jeff-bezos (consulté en mai 2022)

[2] Cf. op. cit. : https://www.theguardian.com/technology/2020/jun/09/amazon-black-lives-matter-police-ring-jeff-bezos (consulté en mai 2022).