Débat : Qui a le plus de pouvoir : le consommateur ou l’entreprise ?

From MARKETING POUR UNE SOCIETE RESPONSABLE
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Par Damien HALLEGATTE

La réponse à cette question peut paraître évidente : le consommateur a davantage de pouvoir que l’entreprise. Il est souverain. Il dispose du pouvoir absolu de choisir ce qu’il achète. Il est réputé informé, exigeant et insaisissable. Et, en raison de la numérisation de l’économie, son pouvoir semble plus grand que jamais. De leur côté, les entreprises sont obligées de le satisfaire. Sinon, elles dépérissent. C’est la vision classique du marketing management, teinté d’idéologie.

Si on adopte un point de vue plus critique, on peut voir qu’en face du consommateur se trouvent un ensemble de professionnels du marketing, dont le métier est de l’influencer. Le consommateur, lui, est plutôt un amateur de l’échange marchand. Ainsi, il dispose de peut-être moins de pouvoir « économique » qu’il ne le pense. Mais, surtout, le pouvoir de l’entreprise est multiforme : il peut aussi être culturel, ou bien encore discursif (voir Denegri‐Knott, Zwick et Schroeder, 2006 ; Hallegatte, à paraître). En effet, lorsqu’elle agit sur les significations des produits et sur les goûts des consommateurs, elle exerce un pouvoir culturel. Et, lorsqu’elle suggère au consommateur des manières de se percevoir et de concevoir son rapport au monde, elle exerce un pouvoir discursif.

Si on considère ces trois dimensions du pouvoir (économique, culturel et discursif), il apparaît moins évident que c’est le consommateur qui dispose de plus de pouvoir. Contrairement aux évidences, peut-être est-ce l’entreprise ?

Consommateur ou entreprise ?

Consommateur Entreprise
Pouvoir économique
  • Dispose du pouvoir de choisir parmi une offre vaste et accessible.
  • Dispose d’un accès gratuit et immédiat à une information abondante et multiforme sur les entreprises et leurs offres.
    • Peut s’informer, comparer à volonté.
  • Dispose de moyens d’action faciles à mettre en œuvre :
    • Féliciter ou blâmer les publicités, les magasins, les marques, les entreprises.
    • Organiser des actions à grande échelle : boycott, buycott, pétitions, etc.
  • Est toujours plus informé des techniques de marketing.
  • Dispose du pouvoir de segmenter, cibler, positionner, fixer les prix, déterminer les caractéristiques des produits et toutes les autres conditions de l’offre.
    • Agit constamment sur le comportement du consommateur.
  • Recueille systématiquement de l’information démographique et comportementale sur les consommateurs.
    • Dispose d’une capacité élevée de traitement de l’information, qui augmente constamment.
    • Traite l’information avec moins de limites ou de biais que le consommateur.
  • Raffine constamment son pouvoir de persuasion, de séduction et d’incitation.
Pouvoir culturel
  • Ne prend pas les messages commerciaux au pied de la lettre.
  • Critique, résiste, coproduit, braconne, subvertit les symboles et les significations créés par les entreprises.
    • N’est pas passif, agit de manière créative.
  • Utilise les produits et les marques comme ressources pour construire son identité et la communiquer aux autres.
    • Peut utiliser le marché comme un outil d’émancipation.
  • Façonne les goûts des consommateurs par les caractéristiques des produits mis sur le marché, les gammes offertes, la publicité, la marque, la vente personnelle, etc.
  • Crée une valeur symbolique, accole une signification au produit qui finit par être partagée par tous, et donc par s’imposer à chaque consommateur individuellement.
    • La signification de chaque marque (cool, chic, rebelle, etc.) est encore largement sous le contrôle de l’entreprise.
Pouvoir discursif
  • Dispose d’un pouvoir discursif lorsque regroupé (en association de consommateurs ou groupe écologiste).
    • Peut ainsi parvenir à infléchir certains aspects du discours et des actions publiques des entreprises.
    • Peut aussi parvenir à infléchir le débat public ou les actions politiques (ex. : obsolescence programmée).
  • Individuellement, dispose d’un pouvoir discursif presque nul : face aux discours dominants il ne peut influencer la manière de se percevoir et d’entrer en relation avec le monde.
    • Il ne peut qu’adopter un discours marginal existant (ex. : simplicité volontaire).
    • Il ne peut pas créer un discours original susceptible d’influencer les autres.
  • Crée des discours et invite le consommateur à se les approprier activement afin qu’ils influencent la manière de se percevoir et de concevoir son rapport au monde. Par exemple :
    • Parce que vous le valez bien (L’Oréal)
    • Just Do It (Nike)
    • Deviens qui tu es (Lacoste)
  • Peut inciter à la réflexion et amène donc les consommateurs à se convaincre eux-mêmes. Par exemple, via :
    • Les conseils d’une institution financière
    • Le discours d’un influenceur
  • Amène le consommateur à accorder plus ou moins d’importance à telle ou telle chose. Par exemple :
    • Des critères de choix spécifique (le poids d’un vélo…)
    • L’utilisation d’une application en particulier
  • Diffuse des discours concurrents apparemment contradictoires, mais seulement en surface. Ceux-ci comportent toujours un même métadiscours sous-jacent.
    • Ex. : les marques de vêtement disent toutes, implicitement, que s’habiller de manière appropriée en toutes circonstances est indispensable pour réussir sa vie.
  • Fournit au consommateur des discours qui aident à faire des choix, à construire sa vie et à gérer son anxiété.


Conclusion

Si on s’en tient au pouvoir économique, et même si on lui ajoute le pouvoir culturel, il est difficile de trancher sur cette question du pouvoir. On pourrait conclure au match nul entre le consommateur et l’entreprise. Par contre, si on prend en considération le pouvoir discursif, le tableau change. Grâce à leur capacité à occuper l’espace public par la publicité, les marques, les commerces de détail, les influenceurs, etc., les entreprises ont le pouvoir de créer des discours susceptibles de canaliser les pensées et guider les actions des consommateurs. En comparaison, le pouvoir discursif des consommateurs apparaît faible.

Ces discours ont d’autant plus de pouvoir sur les consommateurs qu’ils ne sont pas perçus comme des tentatives d’influence. Concrètement, ils sont de l’ordre de la proposition, de la suggestion, de la réflexion, du conseil ou de l’incitation. Il n’y a pas de tentative de persuasion ou de séduction directe, à laquelle le consommateur aurait le loisir de résister.

Ce pouvoir discursif n’exclut pas les deux autres formes. Donc, d’un côté, on a toute une partie de l’effort publicitaire qui, effectivement, tente de persuader et de séduire directement. Le consommateur critique, résiste, ou subvertit le pouvoir économique ou culturel. De l’autre, on a un discours publicitaire et de marque qui ne tente pas de convaincre directement, mais qui néanmoins influence – exerce un pouvoir – sur la manière dont on se perçoit, dont on perçoit le monde, et sur la manière de s’y conduire.


Références

  • Denegri‐Knott, Janice, Detlev Zwick et Jonathan E. Schroeder. 2006. « Mapping consumer power: an integrative framework for marketing and consumer research ». European Journal of Marketing, vol. 40, no 9/10, p. 950-971.
  • Hallegatte, Damien (à paraître). « Les consommateurs face aux entreprises commerciales : David et Goliath ». Dans Revisiter le consumérisme : état des lieux, défis et perspectives, Claudine Ouellet, Bernard Korai et Laurence Godin, éditeurs. Québec : Presses de l’Université Laval.