Reverse branding - Penser la marque avant le produit: un défi impossible?

From MARKETING POUR UNE SOCIETE RESPONSABLE
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Par Cécile CHAMARET, Nicolas MOTTIS et Luc SPEISSER

Introduction : les marques en péril ?

Après un âge d’or dans les années 80-90 durant lequel les marques ont été plébiscitées, elles ont connu des temps plus difficiles ces dernières années faisant de la fonction marketing une activité parfois à hauts risques. Des marques pourtant connues et réputées ont par exemple été accusées de mentir sur ce qu’elles promettaient à leurs consommateurs : en 2015, Apple est visé par une plainte de consommateurs qui l’accusent de publicité mensongère concernant la capacité de stockage de ses produits. Alors que la marque affiche 16 gigaoctets de capacité sur certains appareils, un cinquième est utilisé pour faire tourner son système d’exploitation, réduisant d’autant la capacité de stockage pour les utilisateurs. Parallèlement, les consommateurs deviennent plus exigeants sur les processus de production et les paramètres qualité des produits qu’ils achètent.

Les considérations environnementales et sociales, pourtant trop longtemps négligées par de nombreux grands fabricants, ont quant à elle pris une place considérable dans l’appréciation des marques par les consommateurs. Ferrero en a fait les frais avec l’écho médiatique donné aux conséquences environnementales de l’exploitation de l’huile de palme. En 2018, sous la pression, Burberry annonce mettre fin à la destruction systématique de ses invendus.

Dans ces conditions, les entreprises ont de plus en plus de mal à maintenir un écart raisonnable entre les promesses qu’elles formulent à travers leurs produits et leur communication et une réalité qui est aujourd’hui facilement connue via les réseaux sociaux. Les agences qui les accompagnent dans la conception et le développement de leur marque sont elles aussi bousculées.


Nous présentons une initiative créative et innovante menée par une agence conseil en design de marque pour faire face aux évolutions récentes évoquées plus haut et aux remises en cause qu’elles génèrent. Il s’agit de penser la marque ex nihilo, de s’assurer de la faisabilité du concept et de vendre clé en main la marque à une entreprise qui pourra alors lui associer un produit (ou un service) et l’exploiter. L’initiative vise ainsi à renverser le processus de création de marque en partant du concept plutôt que du produit.


L’histoire du marketing montre que les marques anciennes et historiques se sont construites sur des produits à succès.

Coca-Cola a construit sa notoriété et sa marque avant tout par rapport à sa recette à base de feuille de coca et de noix de kola. Les maisons de luxe françaises traditionnelles ont elles aussi développé des marques autour d’un savoir-faire d’artisanat, qui s’est exprimé autour de produits iconiques tels que la malle Louis Vuitton qui se déclinera ensuite en autant de produits liés à la maroquinerie.

Dans cette perspective dominante, le produit est clé et préexiste à la marque elle-même. Comme le soulignent Lewi et al. (2007), « (…) il ne peut y avoir de marque sans produit (ou service). Ceux-ci préexistent à la marque, sont au fondement de la marque. (…) une marque ne peut naître sans un produit ou un service novateur ».

La marque n’est ainsi que la conséquence d’un produit qui a su s’imposer sur un marché. Elle constitue une rationalisation de l’offre autour d’aspects tangibles (le prix et la qualité du produit ou du service offert) et intangibles tels que la sensorialité de la marque (son goût, ses couleurs, son odeur), la narration de la marque à travers son histoire et l’imaginaire qu’elle a construit et enfin les valeurs qui lui sont associées. Dans cette perspective, ce sont les attributs produits qui, le plus souvent, participent à définir les éléments identitaires de la marque. On créée d’abord, on associe ensuite un imaginaire et des valeurs autour du produit ou du service concerné. L’exigence pour les gestionnaires de la marque est ensuite de ne pas creuser l’écart entre l’imaginaire, les valeurs associées à la marque et le produit originel.

La formulation de la promesse associée au produit ou au service a été mise à mal par les évolutions récentes liées à l’explosion de la RSE, qui est venue remettre en cause de nombreux paramètres techniques du produit (process de fabrication, matières utilisées, gaspillage associé, etc.) et des réseaux sociaux, qui ont exposé les marques à la critique et les ont forcées à une plus forte transparence révélant parfois au grand jour leurs faiblesses sur ces sujets.

Contexte et problématique : une expérience de reverse branding

Landor

Landor est une entreprise internationale de services de gestion de la marque, de design et de conseils. Entreprise du plus important réseau d'agences de publicité et de communication mondial WPP, Landor compte 24 bureaux dans 18 pays différents.

L’histoire de ce projet de reverse branding commence en 2011, au moment où Luc Speisser est nommé Président de Landor Paris, cinq ans après avoir rejoint l’agence pour créer ex nihilo l’équipe Stratégie. À cette époque l’agence reste essentiellement perçue comme le bureau français d’un groupe international et de ses clients internationaux et sa réputation créative n’est pas bonne : aucun prix créatif international d’envergure (Cannes Lions, D&AD Award ou Effie) ne lui a jamais été attribué. Or, ces prix sont pour les clients des gages de créativité et de succès futurs pour leurs produits.

L’équipe décide de tenter quelque chose de radicalement nouveau : créer des marques ex nihilo, sans demande préalable de leurs clients. Pas seulement des logos mais des modèles d’affaires innovants et des marques qui leur correspondent.

Less

Less naît en juin 2013. Une partie de l’équipe Landor Paris assiste alors au Festival des Cannes Lions, un rassemblement annuel d’une semaine destiné à découvrir les meilleures créations en publicité et communication, à rencontrer, à échanger et à débattre avec ses pairs et ses clients. C’est en parcourant les allées du Palais des Festivals que le directeur de création et celui de la stratégie font des constats qui forment la première ébauche du concept Less. Le directeur fait le constat suivant :

En dehors des ONG, très peu de marques, traitent de développement durable. En fait, elles continuent de célébrer le toujours plus beau, le toujours plus grand, le toujours plus technologique, le toujours plus nouveau. Bref, le toujours plus. Et si, contrairement à ce qu’on nous a appris et toujours répété en marketing, on célébrait le moins, et non le plus ou le mieux ? Une marque qui s’appellerait Less et qui permettrait de consommer moins de matière, moins d’énergie, une marque qui contiendrait moins de composants nocifs ?


La préoccupation écologique, bien qu’existante à l’époque, reste encore circonscrite au militantisme, et n’a rien à voir avec la prise de conscience observée chez le grand public depuis 2018. L’équipe décide de déposer la marque pour le compte de Landor dès son retour de Cannes et discute de plusieurs catégories produit possibles. Les choses s’accélèrent en septembre lors d’une discussion informelle entre le président du bureau de Paris et le patron de la Cave Garibaldi, à Saint-Ouen, un passionné de vin dont la boutique regorge de bonnes mais aussi belles bouteilles puisque le propriétaire est aussi un amateur de design. La discussion porte sur la difficulté pour un marchand de vin indépendant d’être réellement rentable, coincé entre une marge faible par bouteille vendue et le manque d’espace de stockage qui limite drastiquement les volumes. Il évoque son grand-père qui, dans le Bordelais, allait remplir ses carafes de vin directement auprès du viticulteur, au tonneau.


Les créatifs pensent alors avoir trouvé un produit permettant de tenir la promesse formulée par Less. De fil en aiguille, ils choisissent un vin produit en bio-dynamie très goûteux vendu 15 euros la bouteille de 75cl. Après un rapide calcul, le propriétaire de la cave estime que, distribué au tonneau, le même vin pourrait être vendu au minimum 50% moins cher tout en doublant la marge du caviste et en augmentant celle du viticulteur : un modèle gagnant pour l’ensemble des acteurs! Il ne reste plus qu’à déployer la marque autour d’une idée simple. Cette idée sera Less is more. Chaque point de contact, à commencer par le packaging, célèbrera le moins en le magnifiant, de la bouteille de verre à acheter en consigne sur laquelle la marque est gravée par sablage à même le verre par un artisan local, au sac de transport 6 bouteilles en coton recyclé sur lequel Less est imprimé non pas à l’encre mais avec des résidus de vin, grâce à un pochoir spécialement créé. Petit à petit, chaque élément de la marque est produit. Un accord avec le viticulteur est trouvé. La marque Less est présentée dans les grands prix internationaux et reçoit un prix prestigieux, un wooden pencil aux D&AD. Less gagne par ailleurs de nombreux prix en France. Un premier objectif de notoriété créative est rempli. Le concept de reverse branding est né.


Quelques semaines plus tard, le caviste apprend que la bouteille de vin, très belle et très élancée, qu’il avait sélectionnée et sur laquelle le sablage fonctionnait à merveille, n’est vendue par son fabricant qu’à condition de commander une quantité minimale de 500 bouteilles. Ce n’est pas possible, pour les raisons de place susmentionnées. La situation est donc bloquée entre d’un côté, un fabricant inflexible qui rompt ainsi la chaîne de bonnes volontés lancée par l’agence (aucun honoraire ni frais n’avait été facturé au client, la marque était prêtée gratuitement jusqu’à ce qu’elle génère du profit) et de l’autre, le caviste qui ne peut se résoudre à choisir une autre bouteille. Le lancement est donc décalé. Un responsable de grande distribution qui entend parler du projet réfléchit à son implémentation avant de se raviser en reconnaissant que le concept et toute l’expérience de marque, très personnalisées, qui l’accompagne, sont parfaits pour un indépendant mais totalement inadaptés à la grande distribution. La marque appartient toujours à Landor, et le concept reste totalement d’actualité non seulement pour le client final, mais aussi pour les cavistes indépendants.

Questions

Question 1.

Imaginez un autre produit qui pourrait coller à la personnalité de Less.

Question 2.

A votre tour d’imaginer une marque soutenable et durable, sa personnalité, ses attributs et de proposer 3 produits qui pourraient y être associés.