Innovation inclusive

From MARKETING POUR UNE SOCIETE RESPONSABLE
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Estelle PEYRARD et Cécile CHARMARET

Souvent, via leurs produits et services, les entreprises ciblent des utilisateurs ayant des capacités, des revenus et un mode de vie standards, oubliant des pans entiers de la population. L’innovation inclusive cible les publics exclus de l’innovation (personnes en situation de handicap ou de précarité, personnes âgées, etc.) et répond à leurs besoins en les impliquant dans le processus de conception de l’innovation. La démarche d’innovation inclusive n’est cependant pas une démarche réservée aux publics exclus. Ces publics étant bien souvent des utilisateurs extrêmes, ils révèlent des besoins latents chez le grand public et permettent d’améliorer le confort d’usage pour tous.

Les oubliés de l’innovation

Quand elles pensent leurs produits ou services, les entreprises imaginent un consommateur cible qu’elles déclinent en personas, homme ou femme, avec diverses tranches d’âge et différentes habitudes sociales mais toujours bien portantes, ayant des capacités et des revenus a minima dans la moyenne (exception faite des stratégies de niche visant spécifiquement des publics en situation de handicap) et bénéficiant d’un environnement favorable à l’utilisation des innovations (équipé de réseau 4G par exemple).. Ce faisant, elles mettent de côté, probablement de manière non conscientisée, une partie non négligeable de la population : en France par exemple, 12 millions de personnes en situation de handicap et 13 millions de personnes âgées peuvent se trouver en difficulté avec l’offre existante : les produits sont trop complexes ou non adaptés à leurs besoins spécifiques. Par exemple, les écrans tactiles mettent en difficulté tous ceux qui ont une déficience visuelle car – portant mal leur nom ils ne fournissent aucun repère tactile. Par ailleurs, beaucoup d’objets du quotidien se sont complexifiés, en particulier l’électro-ménager qui propose toujours plus de fonctionnalités qui perdent l’utilisateur.

En France, 10 millions de personnes vivant par ailleurs sous le seuil de pauvreté ne sont tout simplement pas envisagées comme des clients potentiels, bien qu’elles aient des besoins bien réels. C’est ce qu’a montré Prahalad lorsqu’il a dévoilé les millions de la « base de la pyramide », parlant du potentiel de marché des moins bien lotis dans les pays en développement. En France, une personne vivant avec moins de 1063€/mois est considérée comme pauvre. Cette personne doit pourtant, comme tout le monde, se loger, se nourrir, d’habiller etc. Elle ne fait pourtant généralement pas partie de la liste de personas définie par les entreprises, probablement parce-qu’elles n’envisagent pas de pouvoir y trouver une rentabilité.

L’innovation inclusive propose de s’intéresser à ces consommateurs oubliés. L’objectif est social, certes, mais également économique puisqu’il s’agit de s’intéresser à environ un tiers de la population.

L’innovation inclusive se définit comme l’innovation avec et pour les publics exclus de l’innovation. En plus de cibler les publics exclus, un processus d’innovation inclusive prévoit donc d’impliquer ces publics dans le processus de conception. On parle alors de co-conception.

Concevoir des produits et services pour tous

Avant le marketing, c’est le design qui s’est intéressé à ces oubliés de l’innovation. Des collectifs de designers ont considéré qu’il était possible de concevoir des produits qui soient utilisables par tous : c’est le design inclusif ou la conception universelle.

Dans une démarche de design inclusif, on commence par identifier ceux que notre produit (existant ou en projet) exclut. Les questions à se poser sont nombreuses :

  • Caractéristiques générales : Le produit ou service est-il utilisable quel que soit l’âge de la personne (enfant, adulte, personne âgée) ? Quel que soit son sexe ? Sa corpulence ? Sa taille ? Sa configuration familiale ?
  • Latéralité et préhension : Le produit ou service est-il utilisable avec une seule main ? par un gaucher ? par une personne dont la main tremble ? par une personne qui a peu de force dans les mains ?
  • Sensorialité : Le produit ou service est-il utilisable pour une personne mal voyante ou non voyante ? Mal entendante ou sourde ?
  • Position : Le produit ou service est-il accessible aux personnes en fauteuil roulant ? Est-il utilisable en position assise ?
  • Simplicité et affordance : Le produit ou service est-il compréhensible pour des personnes ayant des difficultés de lecture ? de compréhension ? d’élocution ? Pour des personnes ne parlant pas le français ? Pour des personnes éloignées du numérique ? En cas de difficulté d’utilisation, le consommateur peut-il consulter une notice ou appeler quelqu’un ?
  • Compatibilité : Le produit est-il compatible avec l’usage d’une aide technique, c’est-à-dire d’un dispositif de compensation du handicap, tel qu’un joystick en lieu et place d’une souris ? Est-il compatible avec tous les types de paramètres (cas d’un site web ou d’une application), par exemple l’utilisation de caractères de très grande taille ?
  • Accessibilité financière et territoriale : Le produit ou service est-il accessible à des personnes ayant de faibles revenus ? Ou habitant dans des zones isolées ?

La réponse à ces questions n’est pas toujours simple. Un test avec des utilisateurs ou un focus group est parfois nécessaire pour évaluer l’utilisabilité (ou le confort d’usage) par des publics variés.

Concevoir avec des utilisateurs extrêmes

La « bonne surprise » de l’innovation inclusive est qu’elle permet régulièrement d’améliorer la performance de l’innovation.

Tout d’abord, quand on adapte l’utilisabilité, c’est-à-dire la facilité d’utilisation, d’un produit à ceux qui ont le moins de force et le moins de dextérité, on arrive à des produits plus confortables pour tous.

  • C’est l’exemple d’Oxo. Sam Farber son fondateur, y a imaginé la gamme « Oxo good grip », des ustensiles de cuisine ultra ergonomiques, conçus pour les besoins de sa femme Betsy, qui souffrait d’arthrite. Les ustensiles ont encore aujourd’hui un énorme succès auprès du grand public.
  • Ensuite, quand on conçoit des produits financièrement accessibles à tous, on démocratise l’innovation et on s’adresse à un plus grand nombre de consommateurs. Cela n’empêche pas d’avoir des offres différenciées selon le pouvoir d’achat des clients.
  • C’est l’exemple de Décathlon qui a démocratisé le matériel de sport spécialisé en le proposant à des prix accessibles.
  • Enfin, quand on conçoit des solutions dédiées aux publics exclus, on conçoit pour des utilisateurs extrêmes. Un utilisateur extrême est un utilisateur qui a un usage en décalage avec la moyenne des usages. Il est recherché par les designers car il révèle des besoins qui sont latents ou invisibles pour les autres utilisateurs.
  • Prenons l’exemple du smartphone. Une personne malvoyante ou une personne n’ayant qu’une main valide sont des utilisateurs extrêmes. Leurs besoins vont cependant être souvent pertinents pour tous car il existe des situations dans lesquelles nous ne pouvons pas voir l’écran du smartphone (en plein soleil par exemple), ou simplement le regarder (en conduisant par exemple), et des situations dans lesquelles nous n’avons qu’une seule main de libre pour l’utiliser. Ainsi, la commande vocale a été inventée pour des personnes en situation de handicap.
  • Un autre exemple d’utilisateur extrême est celui du médecin travaillant dans des zones dans lesquelles le réseau d’électricité est incomplet ou peu fiable. Ce médecin devait jusque-là se passer de certains examens qu’il aurait pratiqués s’il avait exercé en ville. En 2008, General Electric a inventé pour lui le premier électrocardiogramme portatif. Cet électrocardiogramme est maintenant utile dans tous les pays, pour les services d’urgence ou pour tous les médecins qui se déplacent chez un patient.

Les défis de l’innovation inclusive

Innover avec et pour les publics exclus de l’innovation présente un certain nombre de défis humains, pratiques, méthodologiques et éthiques.

Un défi humain

Le premier défi d’une démarche d’innovation inclusive est un défi de conviction. Il faut en effet convaincre les acteurs de l’innovation de la nécessité d’adresser les besoins de tous et des bénéfices qui peuvent en découler pour l’entreprise.

Des défis pratiques

Il faut être capable d’identifier les publics exclus pour les intégrer dans les panels, ou les connaître suffisamment pour travailler sur des personas qui leur correspondent.

Il faut prévoir un budget associé à cette démarche car la co-conception avec des personnes âgées, des personnes en situation de handicap ou des populations de pays en développement a un coût (adaptation du rythme, coûts de déplacement, …)

Des défis méthodologiques

La méthodologie de co-conception doit s’adapter au rythme, à la fatigabilité, aux éventuels déficits sensoriels et aux capacités des personnes. Cela remet en cause un certain nombre de principes d’idéation existants (le recours au visuel par exemple lorsque les personnes sont malvoyantes ou ne peuvent pas lire ou écrire) et nécessite que les designers ou concepteurs sachent s’adapter.

Des défis éthiques

La possible vulnérabilité des personnes augmente l’exigence éthique des démarches d’innovation inclusive. Ainsi, une telle démarche doit s’assurer du consentement des personnes, de leur sécurité et du respect de leurs données privées.

L’innovation inclusive, un défi pour l’organisation. Le cas du Groupe Atlantic.

Atlantic est un grand groupe français qui conçoit, fabrique et commercialise des systèmes de gestion de l’air et de l’eau (radiateurs, climatiseurs, chauffes-eau, …) partout dans le monde. Atlantic a initié en 2021 une démarche d’innovation inclusive afin de rendre ses produits accessibles au plus grand nombre. La démarche a été accompagnée par le TechLab d’APF France handicap. Nous revenons sur cette démarche avec Isabelle Savidan, directrice Responsabilité Sociale et Environnementale du groupe et Emmanuel Terrien, directeur du design.

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à la question de l’accessibilité de vos produits pour des personnes en situation de handicap?

E.Terrien :

Je me suis intéressé au design inclusif pour des raisons à la fois personnelles et professionnelles. Le handicap et l'accessibilité sont des thématiques actuelles et j'étais, à titre personnel, sensible à ce sujet. D'autre part, mon réseau professionnel, et en particulier la démarche de design inclusif menée par Kenza Drancourt, le groupe Seb et APF France handicap, ont suscité mon intérêt[1]. Ce type de démarche faisait du sens par rapport à nos produits qui sont axés sur le confort et le bien-être des personnes et répondent à des besoins considérés comme primaires. Nous avons d’ailleurs dès le départ associé notre démarche à la mission du Groupe Atlantic, avec le slogan "des produits accessibles à tous et adaptés à chacun". I.Savidan :

La démarche faisait en outre écho à une démarche que nous avions menée avec l'Association des aveugles de France pour améliorer l’ergonomie de nos interfaces. Le projet pilote n'avait malheureusement pas abouti, ce qui avait été frustrant. Nous avions imaginé des produits spécifiques pour les aveugles. Ce but avait paru inaccessible à nos designers.

Comment votre démarche d’innovation inclusive a-t-elle été accueillie en interne ?

E.Terrien :

Quand nous avons introduit le sujet du design universel en comité RSE, l’enthousiasme a été assez pondéré… Il y avait de vraies réticences et des craintes que la démarche amène à des développements très spécifiques, dédiées aux personnes en situation de handicap. Beaucoup avaient en tête l’image du téléphone à grosses touches ! Nous avons réussi à montrer, et nous devons continuer de le faire, que ce qui profite aux publics les plus fragiles profite à tous. Le fait de raccrocher la démarche à la mission du groupe de concevoir des produits accessibles à tous a aidé. I.Savidan :

Au département marketing, la démarche a suscité beaucoup d'attentes. Les directeurs se sont dit « on va apprendre des choses, on va progresser en répondant à des attentes sévérisées ». E.Terrien :

Le fait de coupler une sensibilisation au handicap et une démarche de co-conception avec des personnes en situation de handicap a aidé. Ça permettait d'ancrer le sujet. Chacun a vécu la situation donc ça devrait être plus facile.

Comment la démarche d’innovation inclusive s’est-elle déroulée ?

E.Terrien : Nous avons démarré par un événement de sensibilisation des collaborateurs au handicap. 120 personnes ont volontairement participé à la sensibilisation, entièrement concentrées sur le sujet (sans leur téléphone et leurs emails !). Ensuite nous avons initié une démarche de co-conception avec des personnes en situation de handicap : une quinzaine d’entretiens chez des particuliers puis un test de nos produits. C’est notre collaboration avec le TechLab d’APF France handicap qui nous a permis d’identifier ce panel. Sur cette partie, en interne, nous avons démarré avec seulement trois personnes puis nous avons pu embarquer d’autres personnes au fur et à mesure que le projet avançait. Nous avons fonctionné avec un mode participatif, avec des profils sensibles à ce genre de démarche. C'est un sujet qui embarque. Il faut trouver encore plus de relais en interne, que ça continue à faire boule de neige. L’important c’est que tous les collaborateurs qui ont participé se sont rendu compte qu’il y avait des choses atteignables, que l’on pouvait améliorer les choses dans nos produits et services tout de suite.

Qu’est-ce qui vous a surpris ?

I.Savidan :

Ce qui nous a surpris pendant la phase de sensibilisation au handicap c’est la manière dont, avec relativement peu d'équipements (un fauteuil roulant, des bracelets lestés, des lunettes floutées, …) et nos propres produits, la prise de conscience fonctionne. En entrant dans la salle, beaucoup n’imaginaient pas tout ce que cela pourrait susciter comme émotions et comme partages. E.Terrien :

Chez Atlantic, nous considérons que nos produits répondent à des besoins essentiels. Pourtant, dans nos interactions avec les personnes en situation de handicap, nous nous sommes rendu compte que, compte tenu du nombre de défis qu’ils ont à relever chaque jour, la question du confort thermique est loin d'être une priorité. Cela nous remet à notre place et nous rappelle la nécessité d'être extrêmement simples dans nos produits. Ce sont des produits dans lesquels les gens ne mettent aucune ressource intentionnelle en dehors des dépenses énergétiques et du coût. Nous sommes allés dans trop de sophistication, en lien avec notre environnement concurrentiel et notre contexte réglementaire. Il faut que nous allions vers beaucoup plus de simplicité. Toutes les personnes interrogées nous ont dit que dès qu’elles le peuvent, elles délèguent la gestion de leur confort thermique car c’est trop compliqué. Elles nous ont dit qu’elles demandent peu de choses : plus/moins, ON/OFF et éventuellement une information sur la consommation !

Une autre chose qui nous a surpris c’est la difficulté à faire collaborer, dans la démarche de co-conception, des personnes avec des handicaps différents, comme le handicap moteur et le handicap visuel. Les personnes n’ont pas les mêmes problématiques et ne s’écoutent pas beaucoup. L’échange entre elles est essentiel mais il faut aussi avoir des temps dédiés à chaque handicap.

Quels bénéfices attendez-vous de cette démarche ?

I.Savidan :

Nous avons identifié quatre champs de progrès : les produits, les interfaces, les services et la diversité au sein du groupe.

L’objectif d’avoir des produits plus faciles à utiliser est intéressant pour toutes les parties prenantes : les distributeurs et les installateurs, qui auront plus de faciliter à présenter les produits, et les utilisateurs. Nous ne projetons pas pour le moment un effet particulier en termes de ventes auprès des personnes en situation de handicap mais nous pourrons promouvoir cette facilité d’utilisation. E.Terrien :

Nous avons en particulier découvert des leviers d'action en termes de services. Nous nous sommes rendu compte des manques qu’il pouvait y avoir dans ce domaine : des tutos non sous-titrés, des notices avec des textes trop petits, etc.

Quelles sont les suites que vous envisagez ?

E.Terrien :

Beaucoup de pistes d’amélioration ont été identifiées pour nos produits et services. Nous devons maintenant prioriser, identifier les solutions les plus impactantes. Concernant nos interfaces, nous allons mettre à jour nos standards techniques internes, nos fiches produit, nos critères qualité.

I.Savidan :

Concernant la sensibilisation, ça va être une expérience socle. Au départ il y avait une gêne à participer mais nous avons franchi une étape et nous allons pouvoir aller plus loin.

E.Terrien :

Il y a souvent une gêne à parler du handicap, une peur de gaffer, d'employer les mauvais termes. Ce type de démarche permet de mieux comprendre le handicap et de se sentir libéré par rapport à ça.

I.Savidan :

La gêne se jouait aussi au niveau du groupe, dans la perception de sa capacité à répondre aux besoins des personnes en situation de handicap. La démarche a permis de décomplexer les personnes, de se défaire du syndrome de l'imposteur : on peut avancer et avoir un impact par des petites actions.

Questions

  • Qu’est-ce que l’innovation inclusive ?
  • Qu'est-ce que cela apporte aux entreprises ?
  • Qu'est-ce que cela apporte aux personnes ?
  • Comment démarrer une démarche d’innovation inclusive ?
  • Quels sont les défis pour développer l'innovation inclusive ?

Glossaire

  • Design inclusif (ou conception universelle) : conception de produits, d’équipements, de programmes ou de services qui puissent être utilisés par tous, dans toute la mesure du possible, sans nécessiter ni adaptation, ni conception spéciale.
  • Innovation inclusive : processus d’innovation impliquant des publics qui en sont généralement exclus et dont le résultat impacte positivement leur qualité de vie
  • Utilisabilité : propriété d’une interface ou d’un produit dont l’utilisation est facile à apprendre et à mémoriser, efficace, satisfaisante et génère peu d’erreurs

Références

  • Aragall, F., & Montana, J. (2016). Universal design: The HUMBLES method for user-Centred business. CRC Press.
  • Clarkson, P. J., Coleman, R., Keates, S., & Lebbon, C. (2013). Inclusive design: Design for the whole population.
  • Peyrard, E., & Chamaret, C. (2020). Concevoir pour tous, mais avec qui? Trois cas de co-conception avec des personnes en situation de handicap. In Annales des Mines-Gerer et comprendre (No. 3, pp. 57-70). FFE.

[1] https://apf-conseil.com/good-design-playbook/